À Sutton, dans les Cantons de l’Est du Québec, Jérémie Postel produit du miel de sapin selon une recette amérindienne ancestrale qu’il a remise à son goût. Depuis l’aube de l’humanité, le sapin est l’ami apothicaire qui soigne les bobos et les gros maux avec sa résine, ses aiguilles et ses bourgeons. Avec la complicité de cet artisan, il ravive la mémoire et stimule la joie de vivre.
Jérémie Postel, 33 ans, a quitté les bocages manucurés de sa Normandie natale pour se frotter à l’âpreté du nord du Nord. D’abord en version hivernale rustique extrême au fond des bois du Lac-Saint-Jean, puis quelques années plus tard, dans les boisés champêtres des Cantons de l’Est avec sa compagne québécoise Mylène, enseignante et herboriste, et leur fille Élowen de trois ans.
Vous ne trouverez pas le secret de sa recette de miel de sapin dans cet article. II répond par un grand sourire à toute question indiscrète de l’intervieweur espion.
Miel de sapin : le miel. Jérémie n’est pas apiculteur. Chacun son métier. Il va choisir son miel chez un ami artisan-apiculteur de la région qui partage sa passion pour les produits sains et simples nés de la nature. Miel de fleur?? De sarrasin?? De trèfle?? Grand sourire. «?Ça dépend. Je goûte. Je me laisse emporter.?»
Miel de sapin : le sapin. Jérémie est cueilleur des bois. Ses bois, il les découvre dans la région de Sutton, loin des chemins de bitume et de poussière, loin des cultures gavées de chimie. Il a essayé l’épinette, la pruche, le pin. Son choix s’est arrêté sur le sapin baumier, cousin sauvage du très enguirlandé arbre de Noël. Surtout pas de cueillette dans une plantation. Le sapin recherché vit libre dans une forêt mixte de conifères et de feuillus. Un arbre en symbiose ou en concurrence avec d’autres espèces produit une huile essentielle plus forte pour assurer sa vitalité. Il est aussi moins exposé aux parasites, insectes et champignons.
Jérémie cueille les jeunes pousses gorgées de sève à l’extrémité des branches. En un tour de main, du bout des doigts, sans instrument agressif. Le sapin est un être vivant sensible. La cueillette se fait début juin. Cette année, il n’a eu que deux belles journées pour approcher les sapins, ni trop secs ni trop humides.
«?La forêt, c’est comme une cathédrale?!?», déclare-t-il. Je crains deux secondes la profession de foi d’un disciple transfiguré par l’énergie cosmique de notre Terre nourricière. Pas du tout. Jérémie, aussi guide de plein air, a peut-être la tête dans la canopée, mais il a les deux pieds sur terre. En forêt, il vit l’instant présent. Le geste de cueillir, minutieux et répétitif, est un mantra manuel qui apaise et recentre. Cueilleur rêveur, il fait partie du paysage, comme le chevreuil qui broute un peu plus loin sans se soucier de lui. «?La forêt ne te demande rien, juste que tu la respectes.?» C’est ce qu’il voulait dire par «?cathédrale?» : un lieu majestueux, chargé d’histoire, où l’on entre en toute humilité.
Après la récolte, la macération. Le temps patient prend le relais des grands espaces.
De juin à l’automne, miel et pousses de sapin s’unissent dans une imperceptible alchimie. Rencontre improbable de deux matières que tout oppose. L’une est la douceur raffinée, la création ultime de la société parfaite des abeilles. L’autre est la pulsion primaire, âcre et tonique d’un être rustique qui s’éveille. Dans cette union, l’humain apiculteur et cueilleur intervient à peine, chef d’orchestre discret, attentif et respectueux. Jérémie laisse travailler le temps, surveille couleur et consistance, goûte, brasse au besoin. Tous les jours, il fait sa ronde. Maintenant, il dort mieux la nuit, grâce à l’expérience. Au début, ses cauchemars d’apprenti sorcier étaient peuplés de chaudrons débordants de potion fermentée.
Jérémie est un fin gourmet. D’abord, concocté comme remède contre le mal de gorge, son miel de sapin fait aussi la joie des fines bouches. Derrière son étal dans les marchés de la région, il partage ses recettes : un soupçon de miel en fin de cuisson sur des côtelettes d’agneau au barbecue ou sur des crevettes à la poêle?; quelques gouttes sur un chèvre chaud sur pain grillé au four?; une signature déliée pour décorer l’assiette.
Dans la conversation, il se nourrit des anecdotes de ses clients. Son miel, comme une potion, fait émerger de leur mémoire ancienne des soirées près du feu, des sous-bois aux senteurs de résine, des doux rhumes d’enfant, des remèdes de grand-mère. Il colporte ces souvenirs comme un conteur amérindien. «?Mon miel est un vecteur de rencontres.?»
Son miel a récemment fait une belle rencontre. Sur le chemin des beaux moments, il a croisé le chocolat, autre routier du bonheur qui roule sa cabosse depuis l’aube des temps. Monique Joly, chocolatière, a découvert son miel de sapin au hasard d’un cadeau. Il poursuit sa route dans sa collection, enrobé comme friandise.